La politique environnementale tunisienne a profondément marqué les espaces naturels. Chronologiquement, les premières actions menées dans cette optique remontent du début des années 1980. La création des parcs nationaux et des réserves naturelles sont les marqueurs de cette politique . C’est ainsi que les sites les plus conservés sont dotés d’un statut juridique spécifique. L’État a conféré officiellement à l’Ichkeul le statut de territoire national d’exception et de patrimoine naturel (Guillaumet, 2019). Depuis sa conversion en parc national , les enjeux affrontés par l’autorité gestionnaire du parc national Ichkeul (PNI) ont consisté à imposer une interdiction de certains usages directs (pâturage, pêche) pour la population locale, et à trouver des solutions aux problèmes de réduction du niveau d’eau dans le lac et la salinisation des eaux à la suite de l’installation des barrages, ce qui a contribué au déséquilibre de l’écosystème.
Avec l'émergence de nouvelles préoccupations sociales et environnementales imposées par les organismes internationaux et les bailleurs de fonds, notamment la Banque Mondiale, la question du développement local est de plus en plus confrontée aux réalités de sa compatibilité avec le développement des communautés locales et de la protection de l'environnement (McCool, 1995). L'écotourisme est alors souvent vu comme une solution « miracle » capable de concilier le développement économique, la protection de l'environnement et le bien-être des communautés (Tardif, 2003). Le cas du PNI est un bon exemple d’un site qui cherche un modèle de développement local pouvant être une alternative aux utilisations minières des ressources naturelles dans un contexte de conservation.
Ce travail de recherche s’interroge sur le modèle adopté par les autorités publiques en vue de promouvoir un développement local d’un territoire en crise enveloppé dans un contexte de conservation du milieu naturel, d’une part, et cherche dans quelle mesure la défaillance d’une gouvernance participative a contribué à l’aggravation de cette crise, d’autre part. L'approche méthodologique reposait sur notre connaissance du terrain, des études universitaires et des entrevues individuelles et des entretiens destinés à opérer des recoupements. La littérature sur l’Ichkeul est abondante, mais incomplète, surtout les travaux géographiques et à caractère socioéconomique. Même les statistiques sur la population locale sont anciennes. C’est pour cette raison que nous avons opté pour des interviews semi-directives, d’une part, afin de vérifier et valider les résultats, et d’autre part, pour comprendre la logique de la population du parc ainsi que des acteurs ayant contribué aux mutations et aux dynamiques en cours dans l’espace forestier.
Le Parc National Ichkeul occupe le centre de la plaine de Mateur qui fait partie du relief du Tell septentrional (fig. 1). Il occupe 12.600 ha, couvrant successivement le lac (Garâa) occupé par une végétation de potamots (8.500 ha). Son nom même de Garaa (lac sans profondeur, marécage) marque une opposition avec son voisin aux eaux profondes (el-bahira), le lac de Bizerte, auquel elle est reliée au nord-est par un émissaire, l’oued Tinja (Trousset, 2000). Les marais environnants abritant une végétation de scirpes (2.737 ha) et la montagne, couverte d’une garrigue méditerranéenne assez diversifiée (1.363 ha). Bien que l’altitude soit modeste (510m), jbel Ichkeul se présente comme un inselberg qui tranche la platitude du relief environnant : lac Ichkeul au nord et la plaine de Mateur au sud. Le jbel s’étire d’ouest en est sur 7 Km et du nord au sud sur 3 km. Sur les versants du jbel, plusieurs affleurements rocheux apparaissent, surtout ceux exposés au Sud et dénudés de couvert végétal dense. Du côté sud se trouve une large plaine datant du quaternaire (Habboubi, 2017) et disséquée par un réseau hydrographique dense et à écoulement pérenne tels que l’oued Joumine, oued Ghzala et oued el Melah (fig. 2). Cette plaine était autrefois totalement envahie par l’eau (lacus Sisara) (Ghrabi Gammar et al., 2006) donnant l’île de l’Ichkeul. Elle a été remplie par des dépôts fins charriés par les cours d’eau (Mathlouhi, 1985, Haboubi, 2017).
Le parc est situé dans l'étage bioclimatique subhumide méditerranéen, avec des hivers doux. La température moyenne mensuelle en janvier est de 11.3 ºC, avec un minimum hivernal de 0 ºC. La température mensuelle moyenne en juillet est de 25.2 ºC, avec un maximum en été de 40 ºC. La pluviométrie annuelle moyenne est de 625 mm, dont les précipitations estivales ne représentent que 4 %. Environ 300 millions de mètres cubes d'eau de pluie pénétraient dans le lac chaque année lorsqu'elle a été mesurée pour la première fois (Hollis et al., 1977), mais la construction des barrages et la succession continue des années de sécheresse ont considérablement réduit l'approvisionnement en eau douce ; difficile à atteindre Les émissions annuelles moyennes sont d'au moins 80 millions de mètres cubes. Mais l'hiver 2002-2005, avec des pluies abondantes, a de nouveau inondé les marais asséchés et évacué le sel résiduel de quatre années de sécheresse.
Hollis et al (1977) ont listé environ 400 espèces végétales. La montagne est dominée par des oliviers sauvages (Olea Europea) et des lentisques assez denses (Pistacia lentiscus) avec Phillyrea angustifolia et Smilax aspera, et des maquis ouverts avec des Euphorbia dendroides sur les versants sud-est et sur les versants nord domine Juniperus phoenicea. Chamaerops humilis pousse sur les crêtes rocheuses. D'autres arbustes de montagne sont les caroubiers Ceratonia siliqua, Tetraclinis articula et Cistus salvifolius.
Le versant nord est plus arrosé, ombragé et loin de toute activité humaine destructive. Il abrite les formations végétales les plus luxuriantes et les plus évoluées du jbel. La luxuriance du couvert végétal se traduit par une densité plus importante, une structure verticale complexe (existence de plusieurs strates) et une plus grande richesse floristique (Ghrabi Gammar et al., 2006, Daoued Bou Attour, 2007, Ouali et al. , 2014). La plupart des espèces rares et endémiques se cantonnent sur ce versant. La présence d’espèces sciaphiles et humicoles dans les vallées encaissées du versant nord sous une couverture arborescente témoigne de l’existence d’un microclimat local et d’un sol humifère riche en matière organique et évolué. On cite par exemple, Ruscus hypophyllum, Asparagus actifolius, Rubia perigrina, Briza maxima… Ces espèces font partie du cortège floristique de la zénaie et la suberaie qui se développent dans l’étage bioclimatique humide supérieur.
Sur le versant sud, le paysage végétal est différent. Ce versant se place dans l’étage bioclimatique semi-aride supérieur. Les quantités de pluie décroisent vers l’Est et le Sud et (450mm) (ANPE, 1995). La végétation est dominée par une garrigue assez dense d’oléastre, lentisque et caroubier mais moins luxuriante que le versant nord en raison de la situation d’abri pluvial, l’ensoleillement intense, la présence d’un sol squelettique, l’importance des affleurements rocheux et la forte action anthropique passe et actuelle. Ces facteurs expliquent dans une large mesure les faibles taux de recouvrement de la végétation et la présence d’espèces indicatrices de perturbation ou de dégradation. Cortège floristique de substitution telles que : Lycium europaeum, Asperagus albus, Euphorbia dendroïdes, Ziziphus lotus, etc.
La végétation des marais est diversifiée, ne dépassant pas généralement 1,5 m de hauteur (scirpaie, jonchaie, sansouire, pelouse), sauf au niveau de la tamarisaie et de la roselière où elle peut atteindre 3 m de hauteur (Ouali M., et al, 2014). La densité de ces différents types de végétation varie d'une année à l'autre selon la salinité, l'effet hydromorphique et la durée d'immersion du milieu. La scirpaie à Bolboschoenus glaucus et Schoenoplectus litoralis est pâturée par les troupeaux de buffles, de bovins et d’ovins appartenant aux habitants du parc. Le parc de l’Ichkeul est le principal site d’hivernage de l’avifaune migratrice en Afrique du Nord. Ce vaste habitat attire une grande variété d'oiseaux aquatiques, tant migrateurs que résidents. il constitue, avec les herbiers à Potamogeton pectinatus et Ruppia cirrhosa du lac, la principale nourriture de centaines de milliers d’oiseaux.
L’exploitation des sources d’eau thermales et l’existence des carrières sont des traces d’une ancienne occupation humaine à l’Ichkeul. Des vestiges archéologiques remontant à l’époque romaine existent sur certains sites du jbel. Les ancêtres des habitants actuels d’Ichkeul venaient des zones environnantes de Sejnane et Joumine (Bertrand, 1900). La carte topographique de 1890 nous renseigne sur l’existence de 4 douars . Sur le versant sud, on trouve douar Abdallah Ben Ibrahim et douar Ahmed Ben El Hadj et, à l’extrême est, on trouve douar El Mazara. Ce dernier a disparu de toutes les cartes topographiques plus tardives. Les hammams Jerab, Sidi Abed el Kader et Sidi Ben Abbès sont mentionnés sur la carte de 1890, de même que le marabout de Sidi Messaoud.
La phase de l’exploitation minière (1941-1993) s’est accompagnée par l’apparition de nouveaux douars et la disparition d’autres. L’ouverture des carrières à la fin des années 1930 près d’Aïn Kreloua a nécessité une main d’œuvre importante. Les ouvriers se sont installés près des chantiers et c’est ainsi qu’entre 1936 et 1981, le nombre de douars a passé, respectivement, de 6 à 10. Ces derniers occupaient les versants est et sud du jbel. Plusieurs douars sont apparus comme Saïd Ben Mbarek, Mohammed, Bel Abed el Kader, d’autres ont disparu comme Mezara, et d’autres ont changé de nom comme douar Ksouri qui est devenu Ez-Zardoudi, et Ahmed Ben El Haj devenu Ej-Jerouda. Sur la carte de 1980, le nombre de Douars est à son maximum. Deux douars occupent l'emplacement des chantiers et disparaissent ainsi et 6 nouveaux douars apparaissent (Aniba, Drid, El-Feddène, Er-Rchada, Nachmaïa et Es-Souima). Avec la fermeture des carrières, on assiste à une vague d’exode rural vers, principalement, la localité Ez-Zaarour et les villes de Mateur et Menzel Bourguiba. En 2020, le jbel compte 8 douars après la disparition des douars Hassen et Es-Souimaia (fig. 2).
Le nombre de la population résidente varie selon le contexte économique du parc. Un rapport de la Banque Mondiale évalue à 130 ménages et 700 habitants en 1991. Selon l’enquête de l’ANPE (1995), 569 personnes habitaient à l’intérieur du parc avant la fermeture des carrières. Matera annonce le chiffre de 492 habitants en 1994. Le plan d’aménagement et de gestion du PNI révèle que les douars totalisent environ 398 personnes formant 104 ménages en 2006. La politique des autorités publiques est de ne pas expulser toute personne qui vit déjà dans le parc, mais il est interdit à toute famille extérieure du parc de s’y installer, même dans les limites du parc. Cette réduction continue du nombre d’habitants s’explique, principalement, par le manque de possibilités d’emplois et l’exode des ouvriers après la fermeture des carrières.
La densité de la population par Douar est en régression continue. En 1993, elle est de 63.2 personnes et 12.7 familles par douar. En 2006, on trouve 44,2 personnes et 11,5 familles par Douar. 70.8 % de la population résident dans les douars situés à l’extérieur du parc soit 282 personnes contre 116 à l’intérieur du parc. En 1994, le douar Aniba était le plus étendu et le plus peuplé (Matera, 1995). Il comptait 122 personnes soit 21,4% de la population totale du jbel. Par contre, on ne trouve que 10 personnes et 2 familles seulement occupant douar En-Nachmaïa soit 1.7% de la population totale. En 2006, Douar El Fedden vient en première position avec 111 personnes et 29 ménages soit 27.9% de la population totale alors qu’il comptait 569 personnes en 1994. Le douar Aniba vient en 2ème position avec 91 personnes et 8 ménages. À l’intérieur du parc, 27 ménages vivent encore dans les douars Abdelkader qui rassemblent 13 familles et douar Es-Souima avec 8 ménages et douar Er-Rchada avec 6 familles seulement. Douar Ech Chardoudi situé à l’extrême ouest du parc, où résident encore 36 personnes en 2006 malgré son éloignement de l’entrée principale du parc (à 3km).
Cette distribution géographique de la population s’explique par plusieurs éléments. Les douars les plus peuplés sont ceux situés au sud-ouest du jbel (fig. 3). Cela est en relation avec l’accès aux différents services, mêmes très élémentaires, comme l’école primaire, l’épicerie et le café maure où se rassemblent la majorité des jeunes hommes d’une part, et l’accès aux routes qui ramènent à la localité d’Ez-Zaarour et aux villes de Mateur, Tinja et Menzel Bourguiba, d’autre part. De cette situation est en rapport avec la topographie . Les sites des douars à l’extérieur du parc sont plus étendus avec des pentes assez faibles ce qui limite le risque d’éboulement, mais aussi permet une mise en culture des petites parcelles pour des cultures vivrières. Par contre, à l’intérieur des parcs, les pentes sont plus rigoureuses et les possibilités de cultures sont limitées, ce qui oblige les habitants à aménager de petites parcelles aux dépens des tamarinaies sur des sols salés. Enfin, À l’extérieur du parc, la surveillance des gardes forestiers est moins sévère qu’à l’intérieur, ce qui permet aux habitants de pâturer leur bétail tranquillement.
Les types de constructions et les revenus reflètent le niveau de vie de la population résidente. Plusieurs ménages vivent encore dans des gourbis édifiés par des matériaux provenant du jbel. Certains toits sont construits par des branches d’arbres et d’arbrisseaux (oléastres, lentisque) et des herbes (diss, roseaux). De nouveaux bâtiments modernes existent, dont chacun dispose d'un enclos barricadé pour entretenir les troupeaux de bovins et les petites exploitations agricoles (photo 1). Tous les foyers sont équipés d’électricité provenant du réseau de la STEG ou produite par des panneaux photovoltaïques et la desserte en eau se fait avec le réseau public de la SONEDE qui a remplacé les robinets collectifs jadis gérés par les groupements d’intérêt communautaires (GIC).
L’utilisation traditionnelle des territoires forestiers par la population régie dans le passé par les lois coutumières, elles-mêmes enracinées dans des formes sociales d’organisation tribale. Avant la colonisation française, des paysans pratiquant une agriculture de subsistance (oléiculture, céréaliculture, élevage extensif dans les parcours naturels…). Il y avait également des activités de pêche traditionnelles. Les autorités du Protectorat français ont ciblé leurs actions dans le jbel avec l’ouverture de carrières d’extraction de gravier (une reprise d’activité inaugurée par les Romains). Une activité extractive qui modifie considérablement le fonctionnement du site ainsi que sa vocation, créant ainsi une source d’emploi au milieu d’un cadre naturel.
Deux facteurs majeurs ont considérablement influencé le mode de vie des habitants de la région du Parc d'Ichkeul. D'une part, avant la création du parc, Ichkeul était un territoire vital offrant diverses ressources naturelles telles que des carrières, des pâturages, la pêche, ainsi que des produits ligneux et non ligneux. Ces ressources généraient des revenus stables pour la communauté locale. Cependant, la transformation d'Ichkeul en Parc national a considérablement altéré les traditions et le mode de vie des résidents, engendrant un sentiment de dépossession de leur patrimoine, qui constituait auparavant leur cadre de vie quotidien.
D'autre part, un tournant décisif s'est produit avec la fermeture définitive des carrières en 1993, alors qu'Ichkeul était déjà classé parc national depuis 1980. Cette décision a eu un impact direct et significatif sur les revenus locaux, comme en témoignent les figures 4 et 5. Il est important de noter que, selon des études menées par l'ANPE en 1995, Matera en 1995 et Jaziri en 2002, les carrières représentaient 38% de l'emploi local, contre seulement 5% pour l'élevage. Ce changement de cap économique a favorisé le développement de l'élevage de bétail. La disparité des revenus entre les activités minières et celles de l'élevage était frappante, avec une différence annuelle de plus de 100 000 dinars, soulignant l'importance vitale des revenus des carrières pour la population locale.
Selon Guillaumet en 2019, l’État, en tant que gestionnaire d'Ichkeul en tant que parc national, n'a pas respecté ses engagements envers le développement local des populations résidant dans et autour du parc. Ces engagements étaient pourtant une promesse visant à justifier les pertes subies et les changements de mode de vie imposés par les impératifs de la conservation écologique d'Ichkeul. En outre, d'autres acteurs n'ont pas respecté leurs promesses, notamment en ce qui concerne la réhabilitation des carrières après leur fermeture, malgré les exigences du décret de gestion du parc, ou le paiement des loyers pour la concession de pêche. Ces manquements ont exacerbé les défis auxquels sont confrontées les communautés locales, déjà affectées par les transformations économiques et écologiques du Parc d'Ichkeul.
Aujourd'hui, les habitants du parc sont désavantagés par le manque d'opportunités d'emploi, ce qui a obligé certains à déménager dans les villes voisines, tandis que d'autres continuent d'exploiter les ressources forestières. Les résidents possèdent de petites fermes entourées de branches d'arbustes locaux, utilisées pour la construction et la protection des enclos. On y trouve quelques cultures maraîchères et des arbres fruitiers tels que figuiers, poiriers, vignes, etc. Les agriculteurs ont également greffé des oliviers sauvages afin qu'ils puissent être produits pour un usage domestique. Une partie importante des revenus des résidents locaux provient des activités liées à l'utilisation des ressources naturelles du Parc. Les anciens ouvriers des carrières, ceux qui sont restés dans le parc, ont trouvé dans l’élevage une issue à leurs difficultés financières ; ainsi le nombre de bétail a été multiplié par 1,3 en passant de 1841 têtes à 2362 en 1995, toutes races comprises. En 2015, l’élevage et les activités agricoles représentent 26% de l’emploi disponible et 35% du revenu annuel (Daly-Hassen, 2017) alors qu’il ne dépassait pas 5% des emplois disponibles avant la fermeture des carrières. En 2015, plus de la moitié (56%) de la population active étaient des gardiens et des ouvriers, contre 35% en 1995 avec 15% pour le gardiennage (fig.5). Les revenus générés par l’exploitation des produits forestiers sont faibles à cause des interdictions imposées par le Code forestier. L’enquête de l’ANPE révèle à 3000 dinars le revenu annuel moyen par ménage en 1993. En 2015, les revenus se sont légèrement améliorés, soit 3300 dinars par ménage, dont 55% sous forme de rémunération du travail salarié.
Le premier Code forestier promulgué en 1966 et révisé en avril 1988 organise les droits et les obligations des usagers du domaine forestier. Le code forestier tunisien accorde à la population vivant à l’intérieur des forêts le droit d’usager qui consiste à « utiliser gratuitement pour ses besoins et à raison de son domicile certains produits des forêts ». L’article 221 du code indique que « toutes actions susceptibles de nuire au développement naturel de la faune et de la flore, et notamment la chasse, la pêche, les activités agricoles, forestières et pastorales, industrielles, minières, publicitaires et commerciales, l’extraction des matériaux, l’utilisation des eaux, la circulation au public quel que soit le moyen employé, la divagation des animaux domestiques à l’intérieur du parc national ou d’une réserve naturelle ainsi que leur survol par aéronefs ». Les usages qui semblent être encore permis sont le ramassage du bois mort, le pâturage ayant pour objet la nourriture des bestiaux appartenant à l’usager (domicilié à l’intérieur des forêts) et l’utilisation de certains produits de la forêt destinés aux usages domestiques comme la cueillette des câpres, des olives et de la caroube.
Les diversités paysagère et écologique constituent des attraits importants pour le développement d’activités récréatives et écotouristiques à l’Ichkeul. Ces activités sont développées moyennant des circuits de visites organisés pour de petits groupes ou en individuel à l’intérieur des parcs.
Le PNI accueille annuellement des milliers de visiteurs tunisiens et étrangers. Néanmoins, ce nombre change selon les années et les saisons. À titre d’exemple, en 1996, le nombre de visiteurs a dépassé 60 000. Le nombre le plus faible a été enregistré en 2006 avec seulement 24 000. La période 2011 – 2012 a été marquée par une baisse sensible de leurs effectifs, principalement due à la révolution tunisienne et à la dégradation des conditions de sécurité. Sur ces deux années, les visiteurs n’ont pas dépassé 30 000. Depuis 2014, le rythme des visites est en augmentation continue, il atteint 48 000 visiteurs en 2014 (DGF, 2016). De manière générale, le pourcentage de visiteurs étrangers est bien inférieur à celui des visiteurs nationaux. Il oscille entre 1000 et 6 000 visiteurs (en 2008).
Selon une enquête réalisée par Mosbahi S. (2016) portant sur 100 visiteurs, 53,2% des visiteurs préfèrent circuler sur le circuit écotouristique jusqu’au point de vue panoramique sur une longueur de 4 km. Ce circuit est aménagé par 26 aires de piquenique avec des tables et des chaises construites en pierres taillées et qui permettent d’accueillir des familles. Environ 26% des visiteurs se rendent aux bains où jaillissent des sources d’eau thermales, comme Hammam Ennagrez, pour l'hospitalisation et le repos. Parmi les endroits les plus visités, on trouve l’écomusée avec 13% des visites. Cet écomusée présente, à travers des planches et des vitrines, les principales espèces végétales et animales du parc. Malgré la fermeture de la grotte des chauves-souris au public, 4,3% des visiteurs se rendent à la grotte, à cause de sa distance assez importante par rapport aux parkings et de la difficulté d'y accéder en raison du terrain accidenté. De plus, ses visiteurs doivent être très prudents pour éviter les accidents comme les chutes. Parfois, descendre dans la grotte nécessite l'utilisation d'outils spéciaux coûteux tels que des cordes d'escalade, des chaussures et un casque spécial qui ne sont pas accessibles à tout le monde. Les visiteurs de la grotte sont donc soit des membres des associations de spéléologie, soit des amateurs d'escalade. D’autres visiteurs cherchent la solitude et l'isolement afin de profiter du paysage et de boire des boissons alcoolisées, en particulier sur la rive sud de la montagne près des anciennes carrières.
Plusieurs éléments d’infrastructure et d’aménagements écotouristiques ont été mis en place depuis la fin des années 1980 et qui ont entamé la phase de valorisation écotouristique du parc (fig. 6). Il s’agit de l’écomusée inauguré le 1er février 1989 et qui renferme une exposition des différentes informations sur l’histoire, la géographie, la faune et la flore des trois compartiments du parc ainsi que sur le fonctionnement de ses écosystèmes. Un centre d’accueil, géré par l’Agence Nationale de la Protection de l’Environnement (l’ANPE), a été équipé pour accueillir des chercheurs. Pour assurer la circulation à l’intérieur du massif, une dizaine de kilomètres ont été pavés. Ce sont les sentiers et les pistes qui constituent l’essentiel du réseau routier à l’intérieur du jbel. Les routes entourant le pied de la montagne sont réservées aux camions qui transportaient le matériel rocheux lorsque les carrières étaient fonctionnelles. Aujourd’hui, elles sont utilisées par les visiteurs ou par les locaux. Le sentier à l’intérieur du jbel (sur le versant nord-est) constitue le circuit des visiteurs. Les pistes d’accès à l’intérieur du parc sont faiblement développées : Une piste carrossable qui mène aux hammams Ben Abbes et Jerab et se termine à l’écomusée et une autre piste qui lie l’écomusée aux grottes de chauves-souris. Plusieurs aires de pique-nique destinées aux visiteurs ont été aménagées dans les endroits donnant à des vues panoramiques du lac.
Parmi les principes communs de tout service économique, entre autres le tourisme, la disponibilité de produits générant des revenus, ce qui amène déjà à introduire les opérateurs privés dans la régulation des projets écotouristiques créés au sein des aires protégées (Ferchichi, 2011). Dans ce sens, le tourisme basé sur la nature trouve dans les potentialités écologiques et paysagères un produit de marketing. L’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) considère le tourisme basé sur la nature comme « une forme de tourisme pour laquelle la découverte et l’observation de la nature sont la motivation et l’activité principale des clients ». L'idée selon laquelle est fondé ce concept est infiniment liée aux notions de durabilité et de responsabilité citoyenne. Ainsi, l’écotourisme est une forme de tourisme qui vise le développement durable, soit la sauvegarde de l’environnement, la protection du patrimoine culturel et social, de même que le développement économique des régions visitées (DesGranges, 1996). Dans ce sens, Blamey (1997, 2001) avance l’idée que l’écotourisme repose sur trois piliers qui constituent l'essence même du concept : il s’agit du développement économique, du progrès social et de la protection de l’environnement. Le Code mondial d’éthique du tourisme considère que « les populations locales sont associées aux activités touristiques et participent équitablement aux bénéfices économiques, sociaux et culturels, qu’elles génèrent, et spécialement aux créations d’emplois directs et indirects qui en résultent » (OMT, 1999). Dans le sens où l'écotourisme contribue à la protection du patrimoine naturel et culturel et inclut les communautés hôtes dans le processus économique, ce qui contribue à leur bien-être, il sera légitime donc de demander si l’écotourisme peut être considéré comme modèle de développement local à l’Ichkeul ?
Le PNI est doté d’un sacré palmarès comme étant l’un des plus importants lacs d’eau douce de l’Afrique du Nord. Cependant, comparé à ses homologues méditerranéennes, le PNI était rarement visité. A titre d’exemple, la zone humide de la Camargue en France reçoit annuellement 800 milles visiteurs celle de Donana en Espagne avoisine les 400 milles annuellement, alors qu’Ichkeul n’a reçu que 35000 visiteurs (moyenne 1990-2015). Guillaumet (2017) a indiqué que la promotion touristique institutionnelle l’Ichkeul est étonnamment réduite. L’auteure ajoute que les acteurs du développement de l’écotourisme que sont le ministère de l’Environnement et le ministère de l’Agriculture ne participent pas à la promotion du Parc. Sur le site internet de l’Office National du Tourisme, l’Ichkeul est listé en premier avec un descriptif de quelques lignes, plus informatif que promotionnel et sans aucune photographie. Quant au site de l’Office National du Tourisme tunisien en France , il ne dispense aucune information sur Ichkeul. Le Parc est quasi absent des catalogues des principaux tour-opérateurs ou les agences de voyages, qu’ils soient généralistes ou spécialisés dans le tourisme de nature comme Birdwatching ou Thomas Cook. Davantage, il est à noter qu’à l’heure des réseaux sociaux et du développement de l’e-tourisme, le Parc national d’Ichkeul ne dispose ni de page Facebook officielle ni de site Web dédié.
À ce stade, rien n’atteste par ailleurs que la politique de valorisation écotouristique opérée à travers différentes formes de coopérations nationales et internationales a imprégné en profondeur la population locale de l’Ichkeul. La position centrale du PNI par rapport aux circuits touristiques du gouvernorat de Bizerte n’a pas eu d’impact direct sur les revenus de la population du parc. De surcroît, l’absence d’un produit à exposer par la population du parc aux visiteurs reste un handicap majeur quant au développement de ce secteur. L’intégration du site naturel dans son contexte socioéconomique nécessite, d’abord, que la population locale soit consciente de la valeur patrimoniale du site et de ce qu’il renferme comme potentialités. Or, tout produit écotouristique doit assurer la conservation continue de l’intégrité des écosystèmes et de la culture des lieux visités, tout en produisant des avantages économiques soutenus (Gössling 1999). La population locale n’a pas accepté jusqu’à maintenant son écartement de cet espace, qu'elle considère comme propre et territoire de vie. Pour eux, seul l’État a tiré profit des richesses disponibles. Boukraa (2011) considère que la motivation des nombreuses agressions après la Révolution, en détruisant des clôtures, était de défier le pouvoir et d’affirmer son illégitimité et de profiter de la faiblesse de l’État. Ichkeul a alors été perçu par certains comme uniquement un objet du pouvoir. Aussi, c’était détruire des représentations du pouvoir et s’emparer de biens publics. C’était reprendre possession d’un bien et retrouver des usages et des pratiques dont certains se sont sentis spoliés.
Les activités de l’écotourisme à l’Ichkeul, toutefois, sont limitées et très exposées aux facteurs externes. La fréquentation du parc est variable selon les années et les saisons. À titre d’exemple, en 2016, le parc a été totalement fermé aux visiteurs par crainte de contamination à la grippe aviaire. Au cours de la propagation de la pandémie COVID-19, les habitants du parc ont été totalement isolés à cause du confinement, ce qui a perturbé considérablement leur quotidien et les visites ont été interdites. Le plus grand nombre de visiteurs arrivant au PNI se fait au cours du printemps, en raison de la beauté des paysages naturels de cette période et des conditions météorologiques favorables à la randonnée. De plus, la coïncidence du début du printemps avec les vacances scolaires joue un rôle important dans l'augmentation du nombre de visiteurs des familles, des élèves et des étudiants. Quant à la période estivale, de juin à septembre, le nombre de visiteurs diminue remarquablement. Cette baisse s’explique par le choix des gens qui préfèrent aller aux zones côtières pour nager et éviter les températures élevées. Les saisons d'automne et d'hiver d'octobre à février voient le retour des visiteurs dans le parc. En hiver, les jours de pluie, le nombre de visiteurs connaît une baisse importante. Ensuite, l'arrivée des visiteurs se fait principalement pendant les vacances scolaires ou en fin de semaine. Cette variabilité saisonnière ne génère pas des revenus fixes à la population locale en cas d’un choix d’une activité écotouristique. Il est vrai que l’écotourisme ne représente pas encore une réelle offre alternative aux activités d’élevage et de pâturage.
Si on peut identifier un concept universel de parc national comme aire protégée à des fins scientifiques et récréatives, chaque pays détermine son modèle administratif, comportant un régime foncier et un mode de gestion propres (Alban & Hubert, 2013). Une aire protégée est déterminée comme un espace clairement défini au plan géographique, reconnu, dédié et géré, par des moyens légaux et autres moyens effectifs, pour mettre en œuvre la conservation à long terme de la nature, en y associant les services rendus par les écosystèmes et les valeurs culturelles (UICN). Le PNI se compose de trois entités paysagères différentes : une montagne, un lac et des marais. Cette segmentation spatiale (Laslaz, 2007) est significative de la gestion parquée dans des espaces protégés. De ce fait, on a vu croître le nombre d’acteurs porteurs de diverses politiques publiques et qui agissent à l’échelon du local et micro-local jusqu’au national et international.
La dimension internationale de l’Ichkeul se manifeste par sa présence dans plusieurs listes et programmes internationaux de conservation environnementale, et ce, à la faveur de son écosystème lacustre et, en particulier, de son avifaune. La phase de la labellisation internationale et nationale du parc a commencé en 1977 (fig. 6). L’Ichkeul a été reconnu ainsi par de nombreuses conventions internationales avant même sa transformation en parc national en 1980 . Il est considéré comme Réserve de Biosphère (Programme MAB, 1977), zone humide d’importance mondiale (RAMSAR, 1980), Patrimoine mondial de l’Humanité (UNESCO, 1980) et zone humide importante pour la conservation des oiseaux (Zico) par le BirdLife International (2001). Le parc national d’Ichkeul a profité de plusieurs programmes internationaux tels que le programme européen MEET financé par la communauté européenne pour développer les expériences en écotourisme en Méditerranée, le Centre de coopération pour la Méditerranée de l’UICN, la Banque mondiale (projet de gestion des aires protégées – fonds pour l’environnement mondial), Fonds pour l’environnement mondial (FEM), Fonds français pour l’environnement mondial (FFEM), etc. Ces projets visent à soutenir le développement à long terme et la gestion des ressources naturelles de la biodiversité du parc en préservant les ressources naturelles. Ils aideront le gouvernement tunisien à améliorer la protection du site et, d'une part, à renforcer les activités socio-économiques de la communauté locale à travers la mise en œuvre de plans de gestion et de développement.
Au cours de la dynastie Hafside et beylicale, l’Ichkeul était une réserve de chasse réservée à la famille royale . En 1921, un guide édité par la Fédération des syndicats d’initiative de Tunisie intitulé « Tunis et la Tunisie » présente le jbel Ichkeul comme un « domaine beylical où vivent des buffles que l’on peut chasser moyennant une permission d’ailleurs difficile à obtenir » (Guillaumet, 2017). La gestion forestière de l’État s’est manifestée par une phase de législation qui s’est établie avec le début de la colonisation française en 1881 et un service administratif forestier fut créé en 1883. Les forêts considérées comme telles n'étaient la propriété de personnes et faisaient partie du domaine public. Au cours de la période coloniale française, plusieurs décrets ont précisé la limite géographique du lac qui fut considéré comme domaine public étatique . En 1948, le statut foncier de l’espace l’Ichkeul a été officialisé . Les différentes zones du parc ont appartenu à différentes juridictions : la montagne fait partie du domaine forestier public de l’État placée sous la tutelle de la Direction des Forêts, le lac a été institué Domaine Public Hydraulique alors que les marécages ont été affectés au Domaine Public et aux Terres Domaniales. Depuis les années 1970, la vocation d’Ichkeul ainsi que son lac et ses marais se trouvent profondément modifiés suite à l’action politique nationale et internationale. En 1974, les marais Est ont été cédés à la Direction Générale des Forêts. Dès 1976, la chasse et la pêche y ont été interdites.
L’éco-potentiel du parc a mis en cause des relations de proximité géographique dans un espace réduit. La gouvernance intervient à de multiples niveaux. Les acteurs publics intervenants sont nombreux, ce qui a généré une montée de contestation et de conflictualité. La territorialisation des politiques environnementales a fait l’objet d’une attention croissante de la part des pouvoirs publics nationaux et locaux. Cette émergence de la dimension territoriale résulte du renforcement progressif des politiques environnementales gagnant progressivement en audience, mais aussi des transformations plus globales que connaît alors l’action publique à différents niveaux (Le Bourhis, 2010).
La gestion du parc est sous la tutelle absolue de la Direction Générale des Forêts rattachée au ministère de l’agriculture, acteur historique de la gestion forestière. Un autre acteur principal est l’Agence Nationale de la Protection de l’Environnement rattachée au ministère de l’environnement, paru en 1993 après le sommet de Rio . La mission de la DGF se résume à l’application rigoureuse du code forestier. Le décret ministériel du 6 juillet 1984 octrois à la DGF la gestion absolue des 3 composantes paysagères du parc à savoir le lac, les marais et le jbel. La DGF est responsable de la gestion de l’aire protégée au moyen d’activités quotidiennes sur le terrain de surveillance, de protection et de gestion. Toutes les activités scientifiques, économiques, sociales et autres doivent avoir obligatoirement l’autorisation du directeur des forêts . Le rôle de l’ANPE est important également. Elle a pour mission le suivi scientifique journalier des paramètres climatiques, des niveaux d’eau et de la salinité des eaux du lac et un suivi mensuel de la qualité des eaux du lac dans 11 stations ainsi que dans les Oueds. Les données du suivi sur le terrain sont analysées et interprétées puis mises dans un rapport annuel qui sera envoyé périodiquement à l’UNESCO pour évaluer l’évolution des écosystèmes de l’Ichkeul. Même s’il n’existe pas de chevauchement important dans la mission des 2 directions, la coordination est faible. Cette situation a provoqué des convoitises entre les 2 directions. Le pilotage commun est presque absent, ce qui a eu des conséquences néfastes sur la gouvernance du parc.
D’autres intervenants publics sont considérés comme des acteurs secondaires (fig.7). La Direction Générale des Barrages et des Grands Travaux Hydrauliques assure la gestion des barrages et des lacs collinaires situés dans le bassin versant de l’Ichkeul. Les 6 barrages et 53 lacs collinaires construits dans le bassin versant de l’Ichkeul, ont barré l’alimentation du lac en eaux douces causant des déséquilibres dans l’écosystème lacustre se manifestant par l’augmentation inquiétante du taux de salinité et de la sédimentation des eaux du lac. Ainsi, le parc a perdu son originalité et a été inclus dans le registre de Montreux de la Convention Ramsar en 1996 . Face à cette situation, et sous la pression des partenaires internationaux, la Tunisie s’est engagée à remédier la situation par des mesures qui restent vulnérables. La phase d’adaptation aux enjeux socio-économiques et environnementaux a pris la forme de décisions prises telle que l’alimentation artificielle du lac par des lâchers d’eaux dits « écologiques » (fig.6). Le volume annuel moyen d'eau atteignant le lac est de 140 millions de mètres cubes, avec un minimum de 6 millions fournis durant l'hiver 2007/2008 et un maximum de 94 millions fournis au cours de l'hiver 2008/2009 . Cependant, les besoins en eaux sont importants, surtout durant les saisons défavorables, ce qui perturbe l’alimentation artificielle du lac. A titre d’exemple, en 2003 et suite à des apports hydriques considérables, l’augmentation importante des niveaux d’eau, mais surtout la baisse spectaculaire de la salinité des eaux qui est passée de 80 g/l en septembre 2002 à 8-9 g/l aux mois de mai et juin 2003 (ANPE, 2003). Cette variabilité interannuelle délicate génère des conflits entre les différents acteurs et met en péril la durabilité de l’écosystème lacustre. L’installation d’une écluse pour réguler le niveau d’eau dans le lac vise à éviter le déversement des eaux douces de l’Ichkeul vers la lagune de Bizerte et à empêcher les intrusions des eaux marines salées vers le lac. Néanmoins, cette mesure mise en œuvre a eu des effets néfastes par un envasement continu du lac réduisant ainsi sa profondeur .
La présence de plusieurs sources d’eaux thermales à l’Ichkeul, la plus connue étant celle d'Ain Nagresse, a fait du site un lieu de visite très fréquenté par des personnes cherchant les bienfaits des cures thermales. Après la fermeture du hammam Ben Abbès en 1996, à cause de la détérioration des conditions d’hygiène, l’Office National du Thermalisme et de l’hydrothérapie a programmé son réaménagement avant d’accueillir des milliers de visiteurs annuellement. Ce projet s’intègre dans la phase de la valorisation écotouristique du parc. Son coût est estimé à 800 mille dinars et comporte la réalisation d’un bain maure d’une capacité d’accueil de 160 personnes par jour, une réception, des vestiaires, une salle de massage et une piscine . Ce projet vient dans le cadre du partenariat entre les secteurs public et privé. On ajoute à cet acteur public, un promoteur privé qui exploite la richesse halieutique du lac : Société Tunisie Lagunes sise sidi Hassoun sur l’oued de Tinja qui relie le lac de Bizerte au lac Ichkeul. La pêche est la principale activité économique du Parc. Deux méthodes sont possibles : la pêche à la bordigue, pêcherie fixe au niveau de l'oued Tinja et la pêche aux filets trémails et par les capétchades dans le lac. Des tensions sont de temps à autre présentes entre le promoteur légal et les pêcheurs qui revendiquent un droit illusoire sur les produits halieutiques du lac. Les autorités régionales, en la personne du gouverneur, ont joué le rôle d’arbitrage entre les différentes parties en conflit (fig.7).
La question de gouvernance se pose aujourd’hui avec force dans les territoires (Torre, 2011). Elle est tenue par trois composantes, à savoir la multiplicité des acteurs locaux, l’implication de plus en plus manifeste de la population dans les processus de décision et la multiplication des niveaux de gouvernance. Depuis 2011, la Tunisie s’est engagée dans un processus de réformes profondes qui intègre les principes de gouvernance ouverte et de démocratie participative (Labiadh, 2016). Aux acteurs publics, « traditionnels » s’impliquent aujourd’hui de nouveaux acteurs dans ce processus de gouvernance s’appuyant sur le nouveau cadre législatif (Constitution de 2014 et Code des collectivités locales de 2018). Décrétée « municipalité touristique » à partir de 2020 , la municipalité de Tinja s’est élargie territorialement pour couvrir les terrains du parc . Ce nouvel acteur se contente déjà de jouer un rôle dans la gestion du parc, même si les outils et les mécanismes ne sont pas clairs. Néanmoins, l’implication de la mairie de Tinja à Ichkeul date avant la révolution de 2011. En 2008, le Parc National de l’Ichkeul a été considéré comme composante essentielle de l’Agenda 21 local de la ville de Tinja. Une convention a été élaborée entre le ministère de l’Environnement et du Développement durable et la municipalité de Tinja portant sur l’assistance technique et financière à la municipalité pour l’élaboration de l’Agenda 21. Un entretien avec la maire de la municipalité a révélé une volonté d’agir au niveau de la gouvernance du parc. Jusqu’à présent, les actions de la municipalité se limitent au ramassage des déchets domestiques faute d’un refus des autres acteurs (DGF et ANPE notamment) d’une participation active de la municipalité malgré toutes recommandations des bailleurs de fond et les mutations politico-administratives pour une gouvernance participative entre les différents acteurs, y compris les collectivités locales et les riverains. La ville de Tinja cherche à se transformer en une Écocité aménagée et gérée selon des objectifs et des pratiques de développement durable qui appellent l'engagement de l'ensemble de ses habitants. Face à cette situation, la municipalité de Tinja a décidé de créer un comité local à l’appui pour la gestion du parc. Le but de ce comité, selon la maire de la municipalité, est de rassembler tous les acteurs pour promouvoir le site de l’Ichkeul d’une part, et préparer des projets de marketing urbain, ce qui facilite le drainage des financements nationaux et internationaux, d’autre part.
Appuyée par les bailleurs de fonds comme la Banque Mondiale, l’approche de la gouvernance participative implique les communautés locales et les organisations de la société civile dans la gestion des aires protégées. La révolution tunisienne a contribué à mettre en évidence les ambiguïtés de la « gouvernance participative », soit conçue comme mutation de la gestion politico-administrative, soit comme terrain des enjeux sociaux et des reformulations des relations entre acteurs au niveau local (Loschi, 2014). Dans ce registre, l’exercice doit être examiné au regard de la redevabilité des pouvoirs publics vis-à-vis des usagers et des citoyens. C’est ainsi que les habitants du parc sont considérés dans la sphère d’acteurs du territoire, soit étroitement associés à l’administration du parc, et ils ont le droit de participer à toute prise de décision. Sur le terrain, l’organisation sociale et les structures de développement villageois sont cadrées par 2 groupements. Un Groupement d’intérêt communal (GIC), créé en 1996, assure la gestion de l’approvisionnement en eau potable. Un Groupement de développement agricole (GDA) a été créé en 2002 et ses membres ont été élus en 2006. Ses membres ont reçu une formation en matière de gestion et d’encadrement. Ce GDA, en tant que structure communautaire, devrait jouer un rôle actif dans la gouvernance du parc (PAD, 2006). Un comité de gestion du Parc national du lac Ichkeul a été formé ; il doit réunir les habitants de la région, le Groupe d’Ichkeul pour le développement de l’agriculture (une association d’agriculteurs et d’habitants de la région), des représentants de ministères et d’autres parties prenantes (UICN, 2015). Cependant, ce comité n’a pas encore vu le jour.
Les programmes publics de développement sont quasi absents à l’Ichkeul. Le travail des organisations de la société civile bénéficie d’un capital de sympathie dans la mesure où il est moins bureaucratique et plus efficace (Perroulaz, 2004). À l’Ichkeul, les organisations de la société civile opèrent surtout en matière de conservation et moins en matière de développement socioéconomique. Quelques initiatives d’ONG se sont concentrées sur l’amélioration des conditions de vie de la population et l’installation d’équipements socio-collectifs de base, sans se soucier du volet de la création d’emplois permanents. 52 microcrédits remboursables ont été accordés aux familles défavorisées pour réaliser des microprojets (PAD, 2006) et qui ont porté sur l’apiculture, le pâturage amélioré et le greffage des oléastres. Ces interventions n’ont donc pas permis de changer en profondeur la situation socio-économique de la population ni de relever leur niveau de vie de façon notable. Néanmoins, malgré l’importance des contributions des organisations de la société civile, la prise des décisions est fortement centralisée au ministère de l’Agriculture et contrôlée par le Conservateur du parc. La solution réside peut-être dans l'écotourisme, qui contribuerait à améliorer le niveau de vie de la population en fournissant des services aux visiteurs. Or, jusqu’aujourd’hui, l’ensemble de ces mesures ne sont pas établies sur le terrain.
Absent dans le code forestier tunisien et les textes juridiques spécifiques (Ferchichi, 2011), l’écotourisme reste une activité mal structurée et peu développée en Tunisie. L’éco-potentiel important de l’Ichkeul constitue un produit touristique de haute valeur ajoutée qui pourrait contribuer au développement local du territoire. Les activités récréatives et touristiques sont des opportunités qui s’ajoutent aux possibilités de développement d’activités génératrices de revenu pour la population locale. La promotion de l’écotourisme passe par la mise en place d’un plan de développement touristique ou d’une gestion de la fréquentation des visiteurs, non seulement à l’Ichkeul, mais qui conçoit une vision globale dans la promotion de ce secteur. Le manque d’intégration du parc dans son contexte social, la faiblesse de la gestion et l’absence d’une gouvernance participative constituent un handicap majeur de sa promotion à l’échelle nationale et internationale. La principale limite qui s'est imposée est que ces actions sont fragmentées, même si de nombreuses actions sont menées par des acteurs institutionnels et des acteurs non institutionnels. L’éparpillement des programmes de développement local posera problème pour la cohérence de la politique de gouvernance du parc national Ichkeul. Il est primordial de mettre en place une politique cohérente et intégrée pour la durabilité du Parc.
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